Dr Ward: Sculpteur de mémoire est un spin-off de La Belle au bois dormant de L.P. Sicard. Les deux romans appartiennent à l’univers des Contes interdits, collection québécoise consacrée à la transformation de contes en littérature horrifique. Dans ce spin-off, le Dr Sébastien Ward tente d’oublier son passé de « scientifique fou » et ses expériences sur la mémoire. Celles-ci consistaient à greffer la mémoire d’une personne à une autre. Le docteur a décidé de tout abandonner parce que l’expérience réalisée sur la petite Aurore (protagoniste de La Belle aux bois dormant) a trop mal tourné. Manipulé par ses ex-collègues, Sébastien Ward retombe, quelques années plus tard, dans ses vieux démons et se met à voler, de manière compulsive, la mémoire d’une myriade d’individus, s’infligeant par le fait même un trouble de la personnalité multiple.
Dans La Belle au bois Dormant, le Dr Ward est la réécriture du personnage de Carabosse, la dernière fée (plus connue du public sous le nom de Maleficent ou Maléfique), celle qui n’a pas été invitée à l’anniversaire de la princesse et décide de se venger en la maudissant. Dans la version de L.P. Sicard, le docteur injecte in utero à Aurore le code mémoriel de son propre père afin de découvrir si c’est réellement lui qui a assassiné sa petite sœur. Autrement dit, c’est lui qui maudit la protagoniste. L’aiguille de la seringue que Sébastien Ward a utilisée pour la greffe représente le fuseau du conte original. Pour lui, la protagoniste ne devient que le véhicule de l’âme de son père. Or, puisque cet homme était un individu dangereux, Aurore est, elle aussi, devenue une personne dangereuse et s’est rendue responsable de la mort de plusieurs individus avant d’être elle-même tuée par le docteur après que celui-ci ait obtenu sa réponse.
Le premier élément qui frappe dans Dr Ward : Sculpteur de mémoire est la définition que l’auteur donne du savoir. Ici, le savoir n’est pas uniquement composé de connaissances académiques ou scientifiques, mais également de souvenirs : des expériences personnelles des individus faites au quotidien. Donc, d’après le traitement du concept qui est fait dans l’œuvre de L.P. Sicard, le savoir fait écho au concept de personnalité. Si l’acquisition de connaissances au sens purement intellectuel forge l’esprit de quelqu’un, les souvenirs, eux, en forgent la personnalité. Le tout est contenu dans la mémoire. Dans le cas du Dr Ward, sa découverte de la greffe de mémoire (ou « code mémoriel ») lui permet d’acquérir la connaissance intellectuelle des autres, mais aussi leur personnalité puisque les deux sont indissociables. Cela pousse le lecteur à remettre en perspective sa conception de lui-même et de ceux qui l’entourent.
Le second élément qui frappe dans le texte de L.P. Sicard, c’est la réflexion sur l’éthique scientifique et médicale poussée à l’extrême. Le personnage principal et son ancien collègue, le Dr. Charron, dans le but de devenir les plus savants possibles, vont jusqu’à s’infliger un trouble de la personnalité multiple et s’injectent ce qu’ils appellent le « code mémoriel » d’autres individus. Ce que les personnages négligent, c’est l’aspect dévastateur qu’ont ces greffes. Plus ils s’injectent de codes mémoriels différents, plus leur propre personnalité et leurs propres souvenirs s’effacent. Autrement dit, ils se perdent eux-mêmes pour devenir un autre. En fait, il serait plus exact de dire « pour devenir une multitude d’autres ».
L.P. Sicard, dans ce roman, fait repousser à ses personnages la limite éthique de la science et de la médecine en faisant d’eux des tueurs qui vont sacrifier leur santé physique et mentale ainsi que la vie de leurs victimes, non pas pour partager leurs découvertes avec le monde entier, mais pour acquérir une forme d’immortalité. Donc, ils agissent dans un intérêt complètement personnel. En effet, grâce à la greffe de code mémoriel, l’âme de quelqu’un devient immortelle puisque, une fois que le corps cesse de vivre, il est possible de greffer le code mémoriel du défunt à l’intérieur du cerveau de quelqu’un d’autre. Ici, il est possible de faire un parallèle avec des films tels que L’Exorciste où le corps de quelqu’un devient un simple véhicule pour l’esprit d’un autre. D’autres peuvent également voir un lien avec l’histoire du Dr. Jekyll qui s’inflige également une personnalité multiple dans un but scientifique, expérience qui va coûter la vie à d’autres individus. Bien que ce soit une tradition dans la science-fiction, L.P Sicard réussit à apporter un nouveau souffle à ce type d’arc narratif.
En bref, L.P. Sicard, à travers l’histoire complète du Dr Ward, permet au lecteur de réaliser ce qui pourrait arriver dans un futur pas si lointain avec les progrès scientifiques et le déclin de la morale et de l’éthique scientifique et médicale, le tout dans une ambiance glauque et incertaine. Il lui rappelle également avec de fortes images que le titre « Docteur » ne garantit pas l’honnêteté, l’intégrité ou le désintéressement d’un individu. L’auteur a su aller chercher l’horreur à l’intérieur de l’être humain (parfois ancrée trop profondément pour être vue) et la mettre en lumière. La lutte de Sébastien Ward contre sa descente aux enfers est si bien traitée par l’auteur que le lecteur a l’impression de perdre sa propre humanité en même temps que lui.
La collection des contes interdits compte aujourd’hui plus d’une trentaine de romans. Elle a commencé en 2016 avec la publication de Peter Pan par Simon Rousseau : https://imaginatlas.ca/peter-pan-la-deconstruction-heros-simon-rousseau/.